Flatland — Traduction moderne (FR)

Flatland

Partie I — Ce monde

§1 — De la nature de Flatland

J’appelle notre monde « Flatland », non que nous l’appelions ainsi nous-mêmes, mais pour rendre sa nature plus claire à vous, heureux lecteurs, qui avez le privilège de vivre dans l’Espace.

Imaginez une vaste feuille de papier sur laquelle des Lignes droites, des Triangles, des Carrés, des Pentagones, des Hexagones et d’autres figures, au lieu de rester fixes, se déplacent librement sur la surface — sans pouvoir s’élever au-dessus ni s’enfoncer au-dessous. Tout cela ressemble à des ombres… mais solides, aux bords lumineux. Vous aurez alors une assez bonne idée de mon pays et de mes compatriotes. Hélas, il y a peu d’années, j’aurais dit « mon univers » ; mais mon esprit s’est depuis ouvert à de plus hautes perspectives.

Dans un tel pays, vous voyez aussitôt qu’il ne peut exister rien de ce que vous appelez « solide ». Vous imaginerez peut-être, toutefois, que nous distinguons à l’œil Triangles, Carrés et autres figures en mouvement. Au contraire : nous ne voyons rien de tel — du moins, pas de quoi distinguer une figure d’une autre. Rien n’est visible pour nous, ni ne peut l’être, sinon des Lignes droites. Je vais le démontrer.

Placez une pièce au centre d’une table. Penchez-vous au-dessus : elle vous apparaît circulaire. Mais reculez jusqu’au bord et abaissez progressivement l’œil (vous vous mettez ainsi dans la condition des habitants de Flatland) : la pièce vous semble de plus en plus ovale ; enfin, quand votre œil est exactement au niveau du plateau — comme si vous étiez un citoyen de Flatland — la pièce n’a plus rien d’ovale : autant que vous pouvez voir, ce n’est plus qu’une ligne droite.

Même chose pour un Triangle, un Carré, ou toute autre figure découpée dans du carton : regardée au ras de la table, elle cesse d’apparaître comme une figure ; à l’œil, ce n’est plus qu’une ligne. Prenez, par exemple, un Triangle équilatéral — qui, chez nous, représente un commerçant respectable. La figure 1 vous montre le commerçant vu d’en haut ; les figures 2 et 3, vu presque au niveau de la table ; et, si votre œil est exactement à ce niveau (c’est ainsi que nous le voyons à Flatland), vous ne voyez rien d’autre qu’une ligne droite.

Lorsque j’étais en Spaceland, j’ai entendu dire que vos marins vivent des expériences analogues en mer, quand ils distinguent une île ou une côte à l’horizon : la terre lointaine peut avoir des baies et des caps à l’infini ; de loin, vous ne voyez qu’un trait gris et continu sur l’eau — à moins qu’un soleil bien placé ne révèle reliefs et retraits par la lumière et l’ombre.

Voilà exactement ce que nous voyons lorsqu’un ami triangulaire (ou autre) s’avance vers nous à Flatland. Comme nous n’avons ni soleil, ni lumière propre à produire des ombres, nous ne bénéficions pas des aides visuelles dont vous jouissez en Spaceland. Si notre ami s’approche, la ligne grandit ; s’il s’éloigne, elle rapetisse ; mais il reste une ligne droite — Triangle, Carré, Pentagone, Hexagone, Cercle, ce que vous voudrez : toujours une ligne.

Vous allez peut-être demander comment, dans ces conditions, nous distinguons nos amis. La réponse viendra plus à propos quand je décrirai les habitants de Flatland. Pour l’heure, qu’il me soit permis de différer cette question et de dire un mot du climat et des maisons de notre pays.

§2 — Du climat et des maisons de Flatland

Comme chez vous, nous avons quatre points cardinaux : Nord, Sud, Est, Ouest.

Faute d’astre, il nous est impossible de déterminer le Nord à la manière habituelle ; mais nous avons notre méthode. Par une loi naturelle, il existe chez nous une attraction constante vers le Sud ; dans les climats tempérés, elle est faible — au point qu’une Femme en bonne santé peut parcourir plusieurs stades vers le Nord sans trop de peine —, mais cette traction suffit à servir de boussole dans la plupart des régions. De plus, la pluie (qui tombe à intervalles réguliers) vient toujours du Nord : indice supplémentaire. En ville, enfin, l’orientation des maisons nous guide : leurs murs latéraux courent en général du Nord au Sud, pour que les toits protègent des pluies venues du Nord. À la campagne, les troncs d’arbres servent de repère. Bref, l’orientation n’est pas si difficile qu’on pourrait le croire.

Pourtant, dans certaines régions tempérées où l’attraction sud est à peine sensible, il m’est arrivé, marchant dans une plaine parfaitement déserte — sans maisons ni arbres —, d’être contraint d’attendre des heures, immobile, que la pluie survienne avant de poursuivre ma route. Chez les faibles et les âgés, et surtout chez les Femmes délicates, cette attraction pèse plus lourd que chez les Mâles robustes ; il est donc d’usage, lorsqu’on croise une Dame, de lui céder le côté Nord du chemin — ce qui n’est pas toujours aisé quand on est en pleine forme et qu’on peine à distinguer le Nord du Sud.

Nos maisons n’ont pas de fenêtres : la lumière nous parvient partout, dedans comme dehors, de jour comme de nuit, toujours égale — d’où ? nous l’ignorons. Jadis, nos savants se passionnaient pour l’origine de la lumière ; tant de tentatives de solution n’eurent d’autre effet que d’emplir nos asiles d’aliénés. Après avoir vainement découragé ces recherches par l’impôt, le Législateur les interdit purement et simplement. Moi — hélas, moi seul, à Flatland — je connais maintenant trop bien la vraie solution ; mais nul de mes compatriotes ne peut la comprendre, et l’on se moque de moi — moi, seul dépositaire des vérités de l’Espace et de l’introduction de la Lumière depuis le monde des Trois Dimensions — comme du plus fou des fous ! Trêve à ces digressions ; revenons à nos maisons.

La forme la plus courante d’une maison est le Pentagone. Les deux côtés Nord forment le toit et n’ont, le plus souvent, pas de porte ; à l’Est, une petite porte pour les Femmes ; à l’Ouest, une plus grande pour les Hommes ; le côté Sud — le plancher — ne comporte généralement pas d’ouverture.

Les maisons carrées ou triangulaires sont interdites, et pour cause. Les angles d’un Carré (et plus encore d’un Triangle équilatéral) sont bien plus pointus que ceux d’un Pentagone ; et comme les lignes des objets inanimés (telles les maisons) paraissent plus ternes que celles des êtres vivants, il y a un réel danger qu’un voyageur inattentif ne se blesse grièvement sur l’angle d’une maison carrée ou triangulaire. C’est pourquoi, dès le XIᵉ siècle de notre ère, les maisons triangulaires furent proscrites partout par la Loi — sauf pour les fortifications, poudrières, casernes et autres bâtiments d’État que le public n’a aucun intérêt à approcher sans circonspection.

À cette époque, les maisons carrées restaient tolérées (assujetties à une taxe dissuasive). Trois siècles plus tard, la Loi décida que, dans toute ville de plus de dix mille habitants, l’angle d’un Pentagone était le minimum compatible avec la sécurité publique. Le bon sens a relayé le Législateur : aujourd’hui, même à la campagne, le pentagone a supplanté toute autre forme ; il n’y a plus que dans quelque district agricole lointain et arriéré que l’antiquaire déniche encore une maison carrée.

§3 — Des habitants de Flatland

La plus grande longueur ou largeur d’un adulte de Flatland peut être évaluée à environ onze pouces (≈ 28 cm) ; douze pouces font figure de maximum.

Nos Femmes sont des Lignes droites.

Nos Soldats et les classes ouvrières les plus basses sont des Triangles isocèles : deux côtés d’environ onze pouces, et une base si courte (souvent moins d’un demi-pouce) que leur sommet forme un angle extrêmement aigu et redoutable. Dans les types les plus dégradés (base inférieure à un huitième de pouce), ils se distinguent à peine d’une Ligne — donc d’une Femme — tant leur pointe est fine.

Notre classe moyenne est composée de Triangles équilatéraux. Les hommes de profession et les gentilshommes sont des Carrés (j’en suis) et des Pentagones. Au-dessus viennent les Nobles, à partir des Hexagones, puis des polygones de plus en plus nombreux, jusqu’à devenir indiscernables d’un cercle : on entre alors dans l’ordre sacerdotal des Cercles, le rang le plus élevé.

C’est chez nous une Loi de la Nature : un enfant mâle a un côté de plus que son père ; chaque génération monte, en règle générale, d’un degré sur l’échelle du développement et de la noblesse. Ainsi, le fils d’un Carré est un Pentagone ; le fils d’un Pentagone, un Hexagone, et ainsi de suite.

Pour les commerçants, soldats et ouvriers, la règle souffre des exceptions : ne possédant pas tous des côtés égaux, ils ne méritent guère le nom de « Figures humaines », et la loi naturelle ne s’applique pas à eux ; le fils d’un isocèle reste le plus souvent isocèle. Pourtant, l’espoir n’est pas totalement fermé : après de longs succès militaires, ou par un labeur patient et adroit, on observe parfois un léger allongement de la base (et un raccourcissement des deux autres côtés) chez les plus intelligents des artisans et soldats. Des mariages arrangés par les Prêtres entre ces lignées « améliorées » font naître des enfants qui se rapprochent encore du type équilatéral. Il est rare, à l’échelle des très nombreuses naissances isocèles, qu’un véritable Triangle équilatéral certifié naisse de parents isocèles ; lorsqu’un tel enfant est reconnu Régulier après un examen solennel, il est adopté par un Équilatéral sans enfant et n’a plus le droit de revoir ses parents d’origine, de peur d’un retour à son niveau héréditaire.

L’ascension, même exceptionnelle, d’un isocèle issu de serfs est accueillie comme une lueur d’espérance par les siens, et ne menace en rien les privilèges des classes supérieures ; au contraire, elle sert de barrière utile contre les révolutions venues d’en bas. La loi de compensation est admirable : à mesure que les classes laborieuses gagnent en intelligence et en vertu, leur angle aigu s’ouvre et devient moins dangereux, si bien que leur puissance de percussion décroît quand leur esprit s’affine. L’Art et la Médecine d’État prêtent main-forte à l’Ordre : par de légères compressions/expansions, on « régularise » parfois certains meneurs pour les admettre aussitôt chez les privilégiés ; d’autres, séduits par la perspective d’être anoblis un jour, entrent de leur plein gré dans les Hôpitaux d’État et y vivent en honorable captivité ; un petit nombre d’irréductibles sont exécutés. Les rébellions des Isocèles — cent vingt majeures et des centaines de mineures — ont toutes fini ainsi.

§4 — Des Femmes

Si nos Triangles militaires, avec leur pointe aiguë, sont redoutables, nos Femmes le sont davantage : si le Soldat est un coin, la Femme est une aiguille — toute pointe, au moins à ses deux extrémités — et, qui plus est, capable de se rendre pratiquement invisible à volonté.

Comment cela ? Posez une aiguille sur une table : à hauteur de table, de côté, vous voyez toute sa longueur ; de bout, vous ne voyez plus qu’un point — elle devient pratiquement invisible. Même chose pour une Femme : de profil, c’est une ligne ; de face (côté œil-bouche, confondus chez nous), un point très lumineux ; de dos, son extrémité « postérieure », peu lustrée — presque terne comme un objet inanimé — lui tient lieu de capuchon d’invisibilité.

Le danger est manifeste : si l’angle d’un Triangle respectable peut déjà blesser, si heurter un Ouvrier vous entaille, si le choc avec un Officier vous blesse gravement, et si le simple effleurement de la pointe d’un Soldat peut être mortel — courir sur une Femme, c’est la destruction immédiate. Et lorsqu’elle est invisible, ou réduite à un point terne, même le plus prudent ne peut toujours éviter la collision.

D’où un Code abondant pour limiter ce péril, surtout dans les climats du Sud, moins tempérés, où l’attraction gravitationnelle est plus forte et les mouvements involontaires plus fréquents. Vue d’ensemble : (1) toute maison doit avoir à l’Est une entrée réservée aux Femmes, où elles doivent « entrer d’une manière décente et respectueuse », non par la porte des Hommes ; (2) nulle Femme ne doit circuler en public sans faire entendre en continu son cri de paix, à peine de mort ; (3) toute Femme reconnue sujette à des mouvements involontaires (chorée, crises, etc.) est immédiatement détruite. Dans certains États, s’ajoutent des obligations (onduler sans cesse le dos pour signaler sa présence ; voyager suivie d’un proche ; voire rester confinée au foyer hors des fêtes religieuses). Les législateurs les plus sages ont constaté que trop de restrictions affaiblissent la population et multiplient les meurtres domestiques : un excès de code nuit à l’État.

De fait, notre meilleur garde-fou n’est pas la Loi, mais l’intérêt bien compris des Femmes : un mouvement de recul tue d’un coup, certes, mais si elles ne dégagent pas immédiatement leur « dard » du corps de la victime, leur propre corps fragile risque d’être brisé. Enfin, la Mode œuvre pour la sécurité publique : dans tout État bien gouverné, les dames d’un certain rang ondulent naturellement le dos de droite à gauche — un mouvement rythmique devenu l’« instinct » de toute femme respectée —, imité (plus ou moins adroitement) par les classes inférieures.

§5 — De nos méthodes de reconnaissance mutuelle

Vous qui jouissez de l’ombre et de la lumière, de deux yeux, de la perspective, des couleurs — vous qui voyez un angle et le pourtour complet d’un cercle — comment vous faire sentir la difficulté extrême que nous éprouvons, en Flatland, à nous reconnaître les uns les autres ? Pour nous, presque tout — êtres ou objets — n’apparaît qu’en ligne droite. Alors, comment distinguer où tout se ressemble ?

La réponse est triple :

  1. L’ouïe. — Nos voix diffèrent subtilement selon les classes, au moins pour les trois ordres inférieurs (Équilatéraux, Carrés, Pentagones). Mais, plus on monte, plus les voix s’homogénéisent, et les impostures sont fréquentes (un Isocèle bien entraîné peut singer la voix d’un Polygonal, voire d’un Cercle). L’oreille est donc utile, mais insuffisante.
  2. Le toucher. — Parmi les Femmes et les classes inférieures (et, entre inconnus, dans la vie courante), on « s’introduit » en se faisant palper pour estimer angles et longueurs. C’est plus fiable que la voix, mais pas sans danger — surtout avec des angles aigus.
  3. La vue. — Dans les climats tempérés et les classes élevées, nous pratiquons une reconnaissance visuelle (décrite au §6) qui exploite la brume ambiante et de patientes comparaisons de clarté/obscurité.

En somme, ouïr dépanne, toucher tranche souvent, et voir — quand on sait — devient un art aristocratique.

§6 — De la reconnaissance par la vue

J’ai dit que tout nous apparaît comme une ligne; et pourtant, nous savons parfois distinguer la forme d’autrui par la vue. Le secret tient à la brume — bienfaitrice chez nous. Là où l’air est parfaitement limpide, toutes les « lignes » semblent également nettes. Mais dès qu’une brume fine s’interpose, une ligne à trois pieds paraît un peu plus terne qu’à deux pieds onze pouces, et ainsi de suite. De ces différences de lustre, méthodiquement notées, nous déduisons l’angle regardé.

Exemple. Deux inconnus approchent : un commerçant (Triangle équilatéral) et un médecin (Pentagone). Si j’aligne mon regard de manière à bissecter l’un de ses angles, les deux côtés adjacents me paraissent d’éclat égal. En balayant prudemment ma position (et donc l’angle visé), je compare les gradients de clarté et j’infère le nombre de côtés. L’exercice demande une éducation patiente ; de là son caractère « noble » et l’hostilité qu’il suscite chez ceux qui n’y ont pas été formés.

§7 — Des Figures irrégulières

Les irréguliers — angles inégaux, côtés déformés — menacent la circulation, la confiance et l’ordre public. Les plus brutaux se recrutent parmi les Isocèles à angle trop aigu. La loi de compensation nous protège toutefois : plus un Isocèle s’élève en intelligence, plus son angle tend à s’ouvrir, donc moins il perce. L’État, s’appuyant sur la Médecine, « régularise » parfois des meneurs (compressions/expansions légères), anoblit quelques-uns, interne d’autres à vie, et n’en exécute qu’un tout petit nombre. Sans chefs, les révoltes isocèles se brisent l’une contre l’autre. Nos annales dénombrent cent vingt insurrections majeures (et des centaines de mineures) — toutes étouffées ainsi.

§8 — De l’ancienne pratique de la peinture

On peignit jadis nos côtés pour faciliter la reconnaissance. L’Art y gagna — un temps. Mais la couleur engendra la fraude : beaucoup d’irréguliers se grimèrent en réguliers. Les habitudes géométriques déclinèrent ; on exigea bientôt que la couleur seule remplace l’éducation. De là naquit l’idée dangereuse d’une Loi universelle de la Couleur

§9 — Du projet de Loi universelle de la Couleur

Le projet — œuvre d’un Cercle irrégulier aussi habile que pervers — imposait deux teintes à tous. Les Femmes devaient porter le rouge sur la moitié « frontale » (œil/bouche) et le vert sur l’autre ; les Prêtres (Cercles) se voyaient peints pareillement, rouge du côté de l’« avant » (œil/bouche), vert au « revers ». Résultat voulu : confondre, par profils, Dames et Prêtres — conférer à l’une le prestige de l’autre, et ainsi rallier le « Sexe frêle » à la réforme. Plus subtilement, peindre les maisons sacerdotales revenait à défaire l’éducation domestique à la reconnaissance visuelle, donc à affaiblir l’intellect de la hiérarchie. L’Art triompha; la Géométrie dépérit ; et la sédition gagna du terrain.

§10 — De la répression de la sédition chromatique

Après trois ans d’agitation, une Assemblée générale réunit une foule immense. Le Chef des Cercles, Pantocyclus, promit des « concessions » et feignit d’embrasser le Bill — pour en exposer aussitôt, avec un art oratoire prodigieux, les conséquences funestes : confusion de l’irrégulier et du régulier, nivellement des classes, corruption des foyers, fin de la Constitution…

Sur un signal convenu, tout bascula : les Isocèles condamnés transpercèrent Chromatistes, le chef des mutins ; les Classes régulières ouvrirent leurs rangs ; des bandes de Femmes, guidées par les Cercles, avancèrent dos en avant, invisibles et infaillibles, sur les soldats ; aux issues, des condamnés bloquaient toute fuite. L’émeute s’éteignit net, et la « Révolution chromatique » avec elle. L’Art perdit ses fastes bariolés ; la Science — et le gouvernement des Cercles — furent saufs.

§11 — De nos Prêtres

Les Cercles (Polygones au nombre de côtés si grand qu’ils se confondent avec le cercle) règnent par « clairvoyance » géométrique autant que par intérêt d’État. Ils arbitrent les mariages (pour améliorer angles et sécurité), organisent l’instruction (spécimens d’angles pour l’apprentissage tactile), et modèrent les ambitions — tantôt en « régularisant » des meneurs, tantôt en offrant l’asile honorifique des Hôpitaux d’État. Leur pouvoir repose sur un mélange de savoir, de rituel et d’une doctrine simple : la stabilité du polygone régulier comme idéal social.

§12 — De la doctrine de nos Prêtres

La doctrine tient en peu : régularité, hiérarchie, paix. La Nature nous a faits inégaux : quiconque s’élève en esprit voit s’ouvrir son angle (moins dangereux) ; quiconque refuse l’éducation menace autrui par sa pointe. D’où l’axiome politique : éduquer, marier sagement, corriger doucement — et punir rarement. Aux sceptiques qui demandent « pourquoi ces Cercles gouvernent-ils ? », l’on répond : « Parce qu’ils voient mieux » — mieux quiconque la pente des passions, la géométrie du péril, l’équilibre du tout.

Partie II — Autres mondes

§13 — Comment j’eus la vision de Lineland

En rêve, je me trouvai au seuil d’un monde réduit à une Ligne. J’entendis la voix d’un Roi qui, ne percevant de ses sujets que des points plus ou moins sonores, régnait d’un bout à l’autre du royaume linéaire. J’essayai d’expliquer qu’il existait des directions au-delà de son unique « Avant–Arrière » ; mais toute évocation d’un « côté » lui semblait une absurdité, un blasphème contre l’ordre des choses. Bientôt la foule, excitée par le Roi, monta en clameur et je me réveillai, rappelé par la cloche du déjeuner aux réalités de Flatland.

§14 — Comment je tentai en vain d’expliquer la nature de Flatland

Dans la même vision, je voulus montrer au Roi de Lineland que, vu de côté, son monde n’était qu’une tranche d’un pays plus vaste. Je plaidai par analogie : de même que ses sujets n’apercevaient de moi qu’un point, moi, en Flatland, je vois des lignes qui sont la section d’êtres étendus. Rien n’y fit : le Roi, croyant à une ruse, ordonna mon « percement » par la diagonale, et son peuple poussa un cri de guerre… Je sortis du rêve en sursaut.

§15 — D’un Étranger venu de Spaceland

La veille de l’An 2000, alors que je méditais sur une remarque de mon petit-fils — un Hexagone vif et prometteur —, un Étranger entra chez moi. Nous l’eussions pris pour un Cercle; en vérité, il se disait Sphère. Il parlait d’un monde à trois dimensions et de « sections » circulaires qu’il produisait en traversant notre plan. Mon esprit, troublé mais curieux, oscilla entre fascination et incrédulité.

§16 — Comment l’Étranger tenta en paroles de me révéler les mystères de Spaceland

La Sphère multiplia les analogies : un Point qui se meut engendre une Ligne; une Ligne qui se translate engendre un Carré; un Carré qui « se meut vers le haut — non vers le Nord » engendre un Cube. Je résistais : comment concevoir un « vers le haut » qui ne soit pas un simple Nord ? Il fit alors un autre essai : s’élevant au-dessus de Flatland, il fit varier la taille de sa section circulaire jusqu’à la réduire à un point, puis à la faire disparaître — et réapparaître en grossissant. Les faits m’étaient visibles, mais la cause me restait obscure.

§17 — Comment la Sphère, les mots ayant échoué, en vint aux actes

« Pas de témoin pour ce que tu as vu », dit la Sphère en entendant ma femme s’approcher. Devant mon refus de la congédier, l’Étranger tonna : « Hors de ton Plan, tu vas ! » Et trois fois il me souleva… avant de me tirer hors de Flatland. Je crus à la folie ou à l’enfer ; la Sphère répondit calmement : « Ni l’un ni l’autre : la Connaissance. »

§18 — Comment je vins en Spaceland, et ce que j’y vis

Un vertige, puis — un monde neuf. Je vis, incarnée, la beauté circulaire parfaite de mon Guide, et pourtant point d’« entrailles » : seulement cette surface harmonieuse que vous, Lecteurs de Spaceland, appelez la surface d’une Sphère. Nous planâmes au-dessus de ma maison : je distinguai d’un seul regard toutes les pièces, mes fils endormis, ma femme inquiète dans le hall, jusqu’au page fouillant mes coffres. Jamais inférence n’avait égalé la vivacité de cette vue.

§19 — Comment, malgré d’autres mystères, j’en voulus davantage — et ce qui s’ensuivit

Au matin du premier jour de l’an 2000, la Sphère me mena au-dessus de la Grande Assemblée de Flatland. Comme jadis en l’an 0 et en l’an 1000, les Circles y renouvelaient leur décret contre les « illuminés » des autres mondes. Mon Guide, d’un bond, se manifesta au milieu des Conseillers : l’horreur saisit les plus jeunes ; le Président, impassible, rappela que de tels « incidents » s’étaient déjà produits. La Sphère disparut à volonté; la séance reprit, comme si de rien n’était.

§20 — Comment la Sphère m’encouragea par une Vision

Voyant ma soif de comprendre, la Sphère m’offrit une dernière leçon par la vision : le Monde-Point, dont le Monarque, confondu avec le Tout, ne perçoit que soi — et prend l’univers entier pour l’écho de sa propre voix. Ainsi m’était montré, par en dessous, ce que nous sommes pour Spaceland, comme Lineland l’était pour nous.

§21 — Comment je tentai d’enseigner la théorie des Trois Dimensions à mon petit-fils — et avec quel succès

Rentré chez moi, j’essayai d’initier mon petit-fils à l’élévation : du Point à la Ligne, de la Ligne au Carré — et du Carré au Cube, « vers le haut, non vers le Nord ». Je bredouillai, gesticulai, secouai un carré « quelque part » dans l’air… L’enfant éclata de rire, et s’enfuit. Premier échec.

§22 — Comment je tentai ensuite de diffuser la Théorie par d’autres moyens, et du résultat

Je composai en secret un traité, De Flatland à la Terre-Pensée, évitant le mot « dimension » pour échapper à la Loi. Mais ma langue me trahit : lors d’une séance au palais du Préfet, je racontai tout – mon voyage avec la Sphère, l’Assemblée, Spaceland. On me jugea : prison à vie, avec visites rares de mon frère. Depuis sept ans, je dicte ici ces mémoires, espérant qu’ils éveilleront, « dans quelque Dimension », une race d’esprits qui refusera l’étroitesse. Aux heures sombres, même le Cube jadis aperçu m’échappe ; « Vers le haut, non vers le Nord » me hante comme une énigme dévorante. Pourtant j’espère encore. Fin de Flatland.