La dissonance cognitive ou comment sortir de la douleur
Nous passons à côté de belles rencontres, nous nous dérobons aux impératifs qui en émanent, par crainte des douleurs infligées.
Revenir au port du présent, c’est accepter de se confronter à la douleur pour écouter son message et laisser la vitalité qui s’y cache nous guider.

Résumé
La douleur n’est pas qu’un bip d’alarme : elle est une expérience sensorielle et émotionnelle qui nous ramène au présent pour réaligner nos choix. J’appelle Kairos ce « port » de l’instant opportun : le bon moment où un geste, une décision ou une écoute peuvent infléchir le cours des choses. Si nous fuyons souvent ce rappel, c’est qu’un mécanisme bien connu — la dissonance cognitive — préfère parfois tordre le récit plutôt que changer la trajectoire. Cette page propose une boussole : considérer le symptôme comme un événement concret du présent, et la maladie comme une construction tardive utile, mais seconde.
Accès rapide
- Pourquoi la douleur nous ramène au présent (Kairos)
- Le malentendu collectif : dissonance cognitive
- Replacer le symptôme : le concret avant le concept
- Comment la dissonance entretient la souffrance (exemples)
- Pratique du Kairos : mode d’emploi
- Freud & Lacan : que « fait » le symptôme ?
- Ce que change ce regard
- Références utiles
1) Pourquoi la douleur nous ramène au présent (Kairos)
La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle liée à une menace ou à une lésion : elle attire l’attention, aligne les priorités et nous ramène ici et maintenant. J’appelle Kairos ce « port » de l’instant opportun : le moment juste où un geste, une décision, une écoute peuvent réellement infléchir le cours des choses. Dans la tradition grecque, kairos, c’est le bon moment — là où chronos ne fait qu’additionner des secondes.
2) Le malentendu collectif : dissonance cognitive
Si ce rappel au port est si précieux, pourquoi le fuyons-nous si souvent ? Une grande part de la réponse tient dans un mécanisme robuste : la dissonance cognitive. Quand nos actions, nos croyances et les faits ne cadrent pas, un inconfort surgit ; nous avons tendance à le réduire en tordant le récit plutôt qu’en changeant la trajectoire. D’où ces « oui mais », ces minimisations, ces justifications qui repoussent le Kairos.
Deux expériences fondatrices
- La prophétie démentie – Quand une fin du monde annoncée n’arrive pas, un groupe peut réduire la dissonance en redoublant sa conviction (« notre foi a sauvé le monde ») au lieu de la réviser.
- Festinger & Carlsmith (1959) – Faute de raison externe suffisante, des participants amenés à défendre une tâche ennuyeuse finissent par la juger moins ennuyeuse : l’esprit ajuste le jugement pour que l’action reste cohérente.
Point clé : la dissonance donne envie de fuir l’inconfort aigu du Kairos (qui ajuste) pour un confort narratif (culpabilité tournée vers le passé, peur projetée vers le futur). On « expliquerait » presque n’importe quoi pour ne pas changer maintenant.
3) Replacer le symptôme : le concret avant le concept
Étymologiquement, symptôme vient du grec symptôma : « ce qui tombe ensemble », la co-incidence. Je propose : le symptôme comme événement concret du présent (douleur, vertige, insomnie), et la maladie comme construction plus tardive (catégorie diagnostique), utile pour communiquer et soigner mais seconde par rapport au vécu.
4) Comment la dissonance entretient la souffrance (exemples)
- Tabac & santé. « Je fume mais je suis en forme » → minimisations répétées (hérédité, stress) qui repoussent le moment d’ajuster.
- Douleurs chroniques. IRM « rassurante » ≠ souffrance : pour échapper à la dissonance, on décrédite la sensation (« c’est dans ma tête ») ou on durcit une théorie (« on ne cherche pas au bon endroit »), au lieu d’agir finement sur ce qui aggrave et ce qui apaise.
- Organisations de soin. « On manque de temps, donc on n’écoute plus » → rituels rassurants qui éloignent du symptôme patient et du Kairos clinique.
5) Vers une pratique du Kairos (mode d’emploi)
- Nommer l’instant. « Là, maintenant, qu’est-ce qui se passe ? » (on décrit l’événement, pas l’hypothèse).
- Hypothèses légères. 1–2 causes réversibles à tester (sommeil, charge, posture, aliment/produit récent…)
- Micro-expériences (1–2 semaines). Ajuster un levier simple, suivre un seul indicateur (douleur moyenne, amplitude,
anxiété). - Boucle courte. Noter → vérifier → ajuster. On réduit la dissonance par l’action plutôt que par le récit.
- Quand consulter ? Drapeaux rouges, diffusion/intensification, altération d’un fonctionnement clé, ou si le doute
grandit malgré l’essai raisonné.
6) Freud & Lacan : que « fait » le symptôme ?
Freud : le symptôme est une formation de compromis — une voie détournée par laquelle passe un conflit psychique ; il se lit avant de se taire. Lacan : le sinthome (ancienne graphie) devient ce point d’accrochage qui permet à chacun de tenir — pas seulement un « bug », parfois une solution singulière qui soutient un sujet.
7) Ce que change ce regard
- Côté soin : revaloriser l’écoute, concevoir des essais réversibles, viser l’alignement avant la pathologie.
- Côté patient : traverser l’inconfort bref du Kairos au lieu de s’abriter dans un récit qui retarde.
- Côté collectif : repérer les rationalisations qui nient le réel et créer des contextes qui facilitent l’action juste au bon moment.
Références utiles
- IASP – Définition actuelle de la douleur (révisée) : iasp-pain.org — douleur = expérience sensorielle et émotionnelle.
- American Psychological Association – Cognitive dissonance : dictionary.apa.org
- Festinger, L. (1957). A Theory of Cognitive Dissonance – Stanford University Press.
- Festinger, L., & Carlsmith, J.M. (1959). Cognitive Consequences of Forced Compliance – Journal of Abnormal and Social Psychology. Festinger, Carlsmith
- When Prophecy Fails (analyse du classique) : JSTOR
- Étymologie de « symptôme » (« ce qui tombe ensemble ») : American Heritage Dictionary
- Sur kairos (moment opportun) : ressources académiques sur kairos/chronos