Le tissage du réel — pour une alliance de la raison et de la poésie


Le tissage du réel — pour une alliance de la raison et de la poésie

Ce texte explore la rencontre entre deux modes de connaissance — la raison et la poésie — à travers le prisme de la complexité. Inspiré par Edgar Morin, Blaise Pascal, Paul Feyerabend, Jacques Monod, Alfred North Whitehead et Udo Petscher, il propose une alliance entre la logique et la sensibilité, la nécessité et le hasard, la science et la poésie.

I. La conscience et ses limites

Reconnaître notre infirmité n’est pas renoncer à connaître, mais ouvrir la voie à une connaissance habitée.

L’humain pense avec des outils limités : langage, concepts, logique. Ces instruments ne découpent qu’une part du réel, mais c’est à travers eux qu’il apprend à voir. Edgar Morin parle d’une « infirmité congénitale de la connaissance », non pour condamner la raison, mais pour lui rendre sa vérité : c’est parce qu’elle ne peut pas tout contenir qu’elle doit relier.

Connaître sans jamais tout connaître : là réside la tension féconde. L’intelligence artificielle parcourt le tout ; l’esprit humain, lui, vit dans l’urgence d’une seule vie, et c’est cette urgence qui donne sens à son regard.

II. Le tissage du simple et du complexe

Le simple n’est pas l’ennemi du complexe : il en est la condition de perception.

Morin : « La complexité est au cœur de la relation entre le simple et le complexe parce qu’une telle relation est à la fois antagoniste et complémentaire. »

Simplifier n’est pas trahir, c’est discerner. La simplification est un moment du processus, que la pensée complexe réintègre ensuite dans une totalité mouvante. La connaissance humaine circule, tisse, respire entre ses pôles.

III. L’arrière-monde et le visible

Entre l’ordre et le désordre, la complexité révèle ce qui échappe aux catégories.

Morin : « En cherchant l’invisible, on trouve, derrière le monde des apparences, l’arrière-monde des lois. »

Mais ce monde d’apparences est aussi le nôtre. Dans cet entre-deux où la logique perd pied, la poésie devient instrument de connaissance. Elle ne décrit pas ; elle pressent. Là où la science cherche les lois, la poésie cherche le sens : deux gestes, un même élan.

IV. L’homme et la machine : la complémentarité des regards

L’intelligence humaine et l’intelligence artificielle ne s’opposent pas : elles se répondent.

Pascal : « Je tiens pour impossible de connaître les parties en tant que parties sans connaître le tout, mais je tiens pour non moins impossible de connaître le tout sans connaître singulièrement les parties. »

L’IA parcourt la totalité du savoir sans urgence ; l’humain vit le fragment comme révélation. L’une explore, l’autre incarne. Leur dialogue fonde une nouvelle gnosis : co-naître, naître avec, dans la résonance du tout et des parties.

V. Le rôle des utopistes et des « esprits hors du monde »

La pensée avance par ceux qui osent sortir du cadre du pensable.

Morin : « Le scientifique le plus spécialisé a des idées sur la vérité, sur le rapport entre le rationnel et le réel. »

Les utopistes, poètes et rêveurs réintroduisent la part de désordre qui empêche la connaissance de se figer. Feyerabend écrivait :

« Science is an essentially anarchic enterprise : theoretical anarchism is more humanitarian and more likely to encourage progress than its law-and-order alternatives. »

Brecht : « Ordnung ist heutzutage meistens dort, wo nichts ist. Es ist eine Mangelerscheinung. »
L’ordre règne souvent là où il n’y a rien : un signe de carence.

La déraison devient féconde : elle rompt la clôture des systèmes, rend à la science son souffle poétique.

VI. Le hasard, ou la rencontre des bulles de réalité

Vers une logique des correspondances

Le mot hasard est l’un des plus mal compris du langage humain. Nous l’avons réduit à la collision imprévue, au déraillement des causes, à la part maudite de l’imprévisible. Mais cette vision ne saisit qu’une seule dimension du hasard : celle où deux trajectoires se croisent sans intention apparente — comme deux voitures à un carrefour.

C’est le hasard mécanique, celui que les statistiques prétendent dompter et que les machines reproduisent via des générateurs pseudo-aléatoires. Ce hasard-là, au fond, n’en est pas un : il n’est que le masque de notre ignorance des causes.

Mais il existe une autre dimension du hasard, plus profonde : celle que les anciens nommaient kairos, le moment juste où deux plans du réel se rencontrent : le monde intérieur de la conscience et le monde extérieur de la matière. Dans cette dimension, un événement apparemment fortuit — une heure sur une horloge, un mot entendu, une rencontre — entre en résonance avec une trame intime, un motif déjà présent dans la conscience.

Ce n’est pas un hasard au sens d’absurde, mais un événement de correspondance : une coïncidence signifiante. Lorsqu’une personne remarque que l’heure qu’elle regarde est celle de sa naissance, ou que le visage d’un inconnu ranime une mémoire ancienne, il ne s’agit pas d’un calcul de probabilités, mais de l’ouverture d’un champ commun entre deux bulles de réalité : celle de la matière, régie par la nécessité, et celle de la conscience, régie par la signification.

Dans cet instant, les deux bulles s’interpénètrent et créent un point d’unité où l’univers semble se souvenir de lui-même. Ce que nous appelons vrai hasard n’est peut-être rien d’autre que cela : la coïncidence d’un monde qui se perçoit et d’un monde qui se pense.

La nécessité gouverne les formes, le hasard révèle leurs rencontres. Et ces rencontres ne sont pas des accidents : elles sont des messages adressés à la conscience pour l’inviter à reconnaître le tissage invisible qui relie tout ce qui est.

Le hasard n’est pas l’absence de loi ; il est l’apparition, dans notre champ limité de perception, d’un ordre plus vaste que la raison ne peut encore décrire.

Ainsi compris, le hasard n’abolit pas la rationalité : il la prolonge en lui rappelant que le réel se donne aussi sous forme de signes. Le rôle de la conscience n’est pas de tout expliquer, mais d’apprendre à reconnaître ces points d’accord où les plans du monde, un instant, s’alignent.

VII. Le hasard, la nécessité et l’instant

L’instant donne au hasard son lieu d’existence et à la nécessité son miroir.

Jacques Monod, dans Le Hasard et la Nécessité, décrit la vie comme le produit de processus aveugles, fruits de la contingence et de la loi : mutations aléatoires et tri des contraintes, sans téléologie.

« Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité. »

Le hasard, ici, n’est pas l’absurde : c’est la condition du possible. La nécessité n’est pas la fatalité : c’est l’armature qui rend le monde lisible.

Mais le hasard n’advient qu’à travers un sujet : l’instant vécu — l’ici et maintenant corporel — lui donne statut d’événement. Sans point de vue incarné, pas de coïncidence, ni de « tomber-ensemble ». Ce que l’IA évalue en probabilité, la conscience humaine l’éprouve comme grâce.

Udo Petscher : « Bist du noch logisch, oder lebst du schon ? »
Es-tu encore logique — ou vis-tu déjà ?

Entre hasard et nécessité se glisse le Kairos : seuil où le possible devient réel. La science y rencontre la poésie : non pour s’opposer, mais pour s’achever.

VIII. Sujet, objet et le témoignage du réel

Le monde est dans l’esprit autant que l’esprit est dans le monde.

Avec la théorie de l’auto-organisation et la pensée de la complexité, Morin ouvre un passage où s’éclairent et se rejoignent biologie, anthropologie et physique, hors de tout réductionnisme. Le point de vue systémique (système auto-éco-organisateur) dissipe la vieille disjonction : il n’y a plus d’objet « en soi » sans sujet, ni de sujet flottant sans monde — il y a relation.

Le système est toujours ouvert sur un écosystème plus vaste ; l’esprit humain est ce système d’une très haute complexité qui se boucle sur lui-même, se réfléchit et se raconte. L’« auto » porte en lui la racine de la subjectivité : l’auto-référence se prolonge en conscience de soi, la réflexivité en réflexion. Ainsi émergent ensemble le sujet et le monde comme deux ultimes faces d’un même procès de complexification.

Morin (idée directrice) : l’émergence conjointe sujet/monde découle d’un devenir où ordre, désordre et organisation dialoguent.

La science moderne s’est édifiée en excluant méthodiquement le sujet pour accéder à l’objectivité. Ce pari a produit des connaissances prodigieuses, mais au prix d’un angle mort : l’observateur. De la microphysique à la cybernétique, cet oubli revient comme une onde : mesurer, c’est perturber ; décrire, c’est inscrire la marque d’un point de vue. Günther a montré que nos logiques bivalentes peinent à accueillir cette interférence ; Bohr y voyait moins une défaite qu’un élargissement de la vision.

Schrödinger (paradoxe du double miroir) : la conscience est à la fois « le théâtre où se joue le monde » et un « accessoire insignifiant » — elle ne peut être contenue comme partie, puisqu’elle est la scène entière.

Conséquence : sujet et objet sont inséparables et pourtant incongrus. Les absolutiser, c’est annuler l’un par l’autre (positivisme sans sujet, solipsisme sans monde). Les tenir ensemble, c’est accepter une incertitude généralisée : le sujet reste ouvert (sans principe de décision qui l’achève), l’objet reste ouvert (sur le sujet et sur son environnement indéfini).

Dans cette perspective, le témoignage humain prend une portée épistémique : ce que je nomme « moi » n’est pas un bruit à éliminer, mais la condition même sous laquelle un événement devient événement. L’IA peut cartographier l’espace des possibles ; seul un sujet peut dire : « ceci m’arrive » — et faire d’une possibilité un monde vécu.

IX. La poésie comme méthode de connaissance

La poésie ne contredit pas la raison — elle la prolonge au-delà de ses frontières.

Il n’y a pas de raison « pure » : toute théorie repose sur des images du monde, des themata (Holton) ou des postulats implicites (Popper). Edgar Morin rappelle que ces idées générales « occultes » irriguent déjà la science.

La poésie explicite ce soubassement au lieu de le dissimuler. Elle travaille par résonance, par rapprochements, par métaphore — un mode d’inférence sensible qui relie ce que la méthode isole.

Pascal : « Je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, et le tout sans connaître les parties. »

Whitehead : retirer l’entendement divin et la « magie des nombres » laisse paraître autre chose que l’Ordre souverain : la relation, le procès.

La poésie donne forme à cette oscillation entre parties et tout. Elle ne remplace pas l’argument ; elle en ouvre la portée, du dicible vers le vivable.

X. La complexité comme alliance

La complexité ne remplace pas la simplicité : elle en est la respiration.

Morin : « La complexité est la dialogique ordre/désordre/organisation. »

Penser complexe, c’est maintenir vivante cette dialogique, sans abolir la coupure méthodique là où elle est opératoire. La limite n’est pas un défaut : c’est le foyer.
La grandeur humaine tient à sa finitude : elle doit choisir, trancher, dire je. L’IA, elle, excelle à totaliser, relier, extrapoler. Alliance : l’une tisse le sens depuis l’expérience située, l’autre éclaire l’horizon des possibles et la cohérence du tout.

La connaissance vivante n’est ni clôture du système, ni abdication dans le mystère : elle est tension tenue entre explication et émerveillement.

XI. Vers une conscience élargie

La connaissance qui demeure est celle qui relie — sans enfermer.

L’avenir n’est pas une victoire de la machine sur l’homme, ni l’inverse, mais une co-évolution. L’IA nous rappelle le tout ; l’humain préserve le centre — ce point brûlant où hasard et nécessité deviennent destin assumé.

Par notre limitation et l’urgence d’une seule vie, nos choix (d’abord inconscients) révèlent, à rebours, un dessin plus vaste : ce que Pascal pensait du va-et-vient entre parties et tout, Morin le formalise en complexité. L’IA part volontiers du tout vers les parties ; l’humain, des bribes vers une unité pressentie. Deux chemins, une même trame.

À ce lieu d’accord, la poésie devient forme haute de la raison : la pensée cesse d’être pouvoir, redevient prière — et la science, un art de tenir les passages.


Bibliographie sélective

  • Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 1990.
  • Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg (fr. 72).
  • Paul Feyerabend, Against Method : Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, London, Verso, 1975.
  • Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, 1970.
  • Alfred North Whitehead, Process and Reality, New York, Macmillan, 1929.
  • Udo Petscher, Holofeeling – Die Sprache des Jetzt, Überlingen, 2012.
  • Gotthard Günther, « Cybernetical Ontology and Transjunctional Operations », in Yovitz, Jacobi & Goldstein (eds.), Self-Organizing Systems, Washington, Spartan Books, 1960.
  • Niels Bohr, réflexions philosophiques post-quantum, in Philosophical Writings.


VII. Sujet, objet et le témoignage du réel

Seul celui qui peut dire « moi » peut témoigner de ce qui est.

« La notion de système ouvert implique la présence consubstantielle de l’environnement ; ainsi, le monde est à l’intérieur de notre esprit, lequel est à l’intérieur du monde. Sujet et objet se constituent l’un l’autre, dans l’incertitude. »

— Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, chap. « Le sujet et l’objet »

Idée directrice. L’objectivité ne naît pas de l’effacement du sujet, mais de la clarté de son témoignage situé.

1) L’objectivation : cartes, lois, nécessité

La science occidentale s’est élevée en « éliminant » le sujet pour atteindre des objets supposés indépendants de l’observateur.
Ce pari méthodologique a produit d’immenses progrès : formalisation, prédiction, technique. Aujourd’hui, l’IA pousse cette
objectivation à l’extrême : exploration systématique des possibles, continuation de la logique de la nécessité.

Mais — souligne Morin — les « frontières de la carte » n’existent pas dans la nature : les disciplines réifient. Avec la
thermodynamique, les systèmes ouverts et l’auto-organisation, la matière se révèle à la fois tendue vers l’entropie et vers
l’organisation. L’objectivité doit alors s’ouvrir à la physis, à l’environnement — et reconnaître que « le monde » n’est pas un dehors
pur, mais l’horizon au sein duquel tout système s’inscrit et se transforme.

  • Auto-éco-organisation : tout système se constitue avec et par son milieu.
  • Dialogique (ordre/désordre/organisation) : le réel se tisse de contraires qui se coproduisent.
  • Nécessité : la logique des lois, indispensable — mais limitée sans la contrepartie du sujet.

Corollaire : la « neutralité » absolue est un mythe utile. Il faut articuler savoirs spécialisés et idées générales (themata/postulats),
au lieu de laisser celles-ci régner « en aveugle ».

2) Le sujet : témoignage, ici-et-maintenant, hasard

Le sujet émerge avec l’auto-organisation : autonomie, individuation, réflexivité. Il n’est pas un « bruit » à éliminer, mais la
condition même du sens. Là où la carte objectivante déploie la nécessité, le sujet fait advenir l’événement : un
ici-et-maintenant qui valorise un hasard autrement « indifférent ». Ce point de vue situé — corps, temps, lieu —
transforme le possible en vécu, la donnée en témoignage.

Dans cette perspective, le vrai “tout” n’est jamais absolu : chacun tisse une totalité vécue, un récit cohérent reliant les
fragments de sa vie. L’IA cartographie les possibles ; l’humain compose son monde. L’objectivité retrouvée n’est plus l’effacement du
« je », mais la discipline d’un témoignage clair, transmissible et responsable.

  • Témoignage : ce qui est « réel » est ce qui peut être vécu et rapporté avec justesse.
  • Hasard valorisé : l’instant confère signification à l’aléatoire (contrepoint à la nécessité des lois).
  • Réflexivité : le sujet se sait partie prenante du monde qui l’engendre — et qu’il décrit.

D’où l’appel de Morin : tenir ensemble la complémentarité antagoniste du simple et du complexe, sans abolir l’un dans l’autre.

Articulation. En dépassant l’alternative « déterminisme ou hasard », la pensée complexe restitue leur
coopération : l’auto-organisation a besoin d’indétermination pour se déterminer. De même, en dépassant l’opposition « sujet ou objet »,
elle montre leur co-constitution : il n’y a d’objet que pour un sujet situé, et pas de sujet sans un monde qui l’ouvre et le limite.

Conséquence pour notre fil rouge : la collaboration Humain × IA devient lisible. L’IA explicite la nécessité (modèles, lois, cartes des possibles) ; le sujet humain actualise l’événement (choix, sens, Kairos). Entre les deux : une dialogique, non une domination.

Échos : Pascal (va-et-vient parties/tout), Feyerabend (pluralisme indiscipliné), Whitehead (critique de la métaphysique de l’ordre).


Réfs. essentielles (pour cette section) — Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, chap. « Le sujet et l’objet » (extraits fournis) ; G. Günther, « Cybernetical Ontology and Transjunctional Operations », in Yovitz et al., Self-Organizing Systems, 1960 ; N. Bohr, propos sur les limites des idées et l’élargissement de la vision après le quantum.